[...] Ces jeunes introvertis que les teufs étouffent
mardi 31 décembre 2024 à 11:14
Si certains attendent avec impatience la fin d’année pour faire la fête, d’autres se forcent à aller aux soirées ou en discothèque la boule au ventre. Qu’ils restent prostrés à côté de la piste de danse ou cachés dans une pièce, les introvertis développent chacun leurs propres techniques de survie.
Face au miroir de sa chambre, Margot (tous les prénoms ont été modifiés), 26 ans, souffle un bon coup : « A chaque fois, c’est pareil, je respire en me disant que tout va bien se passer. » Ce soir-là, la Parisienne est anxieuse à l’idée de se rendre à un anniversaire surprise où elle ne connaît personne. « Ce n’est pas que je ne veux pas aller vers les autres, mais ça me demande beaucoup d’efforts. Je dois me préparer à voir mon énergie aspirée », défend celle qui tient ce trait de caractère de sa mère.
La vingtenaire férue d’art passerait ses samedis soir avachie sur son lit, à dessiner des natures mortes, si elle ne se faisait pas violence de temps en temps. Alors qu’elle suit un master de sciences politiques à distance de l’université américaine de Dubaï, Margot ne veut pas s’isoler davantage. « Il faut se dépasser. Etre introvertie et sortir, c’est tout un équilibre : d’un côté, ça requiert une part énorme de préparation mentale, et de l’autre, c’est indispensable afin d’éviter de se renfermer sur soi-même ! » Sauf qu’il y a une règle d’or : Margot doit être prévenue une semaine à l’avance. « Faire la fête n’est jamais spontané ! », lâche-t-elle dans un petit rire.
« Batterie sociale » déchargée
La vie étudiante est généralement marquée par des soirées enfumées en appartement ou des virées en discothèque hasardeuses : un rythme difficile à tenir pour les plus introvertis. « Plutôt que de récupérer de l’énergie avec les autres, comme les extravertis, les introvertis se régénèrent lorsqu’ils sont seuls. Et, quand il y a trop d’informations et de stimuli, comme en soirée, certains se retrouvent vite fatigués », éclaire Emma Scali, psychanalyste. La « batterie sociale », soit le fait de se « décharger » en énergie lors des interactions avec les autres, est d’ailleurs devenue leur emblème sur TikTok. Sous le hashtag #introvert (1,3 million de publications), on voit par exemple une adolescente, visage éclairé par les néons, tétanisée au milieu d’une piste de danse bondée. En commentaire, des centaines d’internautes disent se reconnaître. « Les introvertis ont tendance à s’intéresser à leur propre monde intérieur et n’aiment pas les groupes. Les grosses fêtes ne sont donc pas très drôles de leur point de vue », définit Laurie Hawkes, psychologue clinicienne et psychothérapeute.
Clémence, 23 ans, confirme : « Très souvent, je ne me sens pas à l’aise en soirée ! » Lumières disco, sol poisseux et tubes des années 1980… C’est avec précision qu’elle se souvient d’une fête d’anniversaire, début novembre : « J’étais un peu stressée, car je ne connaissais que deux personnes. Le bar était bruyant et ma technique a été de chercher une personne refuge. » Issue d’une famille d’introvertis, Clémence s’immisce dans un petit groupe d’invités et mitraille ses interlocuteurs de questions. « Petit à petit, les conversations autour de moi formaient un brouhaha désagréable », rembobine l’étudiante en journalisme, originaire de Mayenne. Et lorsque les invités forment un cercle de danse, Clémence craint d’être envoyée au centre. « Pourtant, chez moi, je peux me défouler sur de l’afrobeat pendant des heures ! », ajoute-t-elle. Ce soir-là, la jeune femme quitte la fête d’anniversaire avant minuit. Plombée par un sentiment d’échec. « J’avais l’impression d’être une anomalie et de ne tirer aucune joie de ces événements. A chaque fois, c’est pareil ! »
Clémence s’impose cette vie nocturne pour deux raisons : ne pas « gâcher [ses] amitiés » et rentrer dans le moule. « J’ai longtemps pensé que, en ne répondant plus aux invitations, je n’aurais plus d’amis », admet-elle. Un ressenti qui va de pair avec une injonction à la performance sociale qui est de plus en plus forte, selon Maxime Duviau, sociologue et spécialiste de la jeunesse à l’université de Pau. « Au regard des nombreuses difficultés auxquelles fait face la jeunesse (précarité, difficulté d’accès à l’emploi, questionnements identitaires, etc.), réussir c’est aussi se démarquer en se montrant à des fêtes entouré d’amis. » La jeunesse est une période d’expérimentation, pendant laquelle il est valorisé de tester des nouvelles choses. « Les soirées participent à l’affirmation de soi, car elles sont propices à la rencontre, à la confrontation à l’autre », estime Maxime Duviau. Au risque d’être considéré comme « déviant » quand on éprouve des difficultés en société.
Epuisant psychologiquement
Yun, 19 ans, a parfois honte de ne pas apprécier le « small talk » et la musique à fond. « Il m’est arrivé d’utiliser l’alcool pour me désinhiber. C’était une mauvaise idée et ça n’a pas marché », reconnaît cet étudiant en deuxième année d’histoire de l’art et de breton à l’université de Rennes. Pour se sentir à l’aise, Yun a développé un petit guide de survie lui permettant de souffler entre deux chansons d’Aya Nakamura. « En soirée, je dois m’isoler presque à chaque fois. Je respire vingt minutes aux toilettes avant de reprendre mes esprits. Puis j’y retourne ! », raconte-t-il comme s’il parlait d’aller sur un champ de bataille. L’alternative est de se tapir au fond de la salle, écouteurs sans fil dans les oreilles. « S’il n’y a personne de mon entourage, je ne cherche pas du tout le contact, et ça m’angoisse beaucoup », avoue celui qui planifie toutes ses interactions avant chaque gros événement. Si ces fêtes restent épuisantes psychologiquement pour Yun, pas question de les arrêter : « C’est l’occasion de voir mes amis, et je passe des bons moments. »
Tanguy, 24 ans, voit aussi les fêtes comme un défi. « En soirée, je suis surtout sur mon téléphone, et je reste le plus souvent avec des personnes que je connais », avoue le jeune ingénieur originaire de Touraine. Il n’hésite pas à rentrer plus tôt retrouver son chat s’il en ressent le besoin. Comme lors de son week-end d’intégration, il y a cinq ans. « Je dormais dans ma chambre pendant que les autres faisaient la fête. Vers 1 heure du mat, des deuxième année sont venus toquer à ma porte pour me réveiller. Je les ai envoyés paître ! », assume le vingtenaire. Celui qui sort « grand max » une fois par mois préfère les week-ends en petit comité avec ses « amis geeks ». Alors que la bande revient tout juste d’une convention japonaise à Nantes, Tanguy va consacrer les prochains jours à se recharger. « Je vais cuisiner ou jouer à Long Dark, un jeu de survie qui se passe dans le nord du Canada », dit-il dans un sourire, impatient de se retrouver seul.
Laurie Hawkes tient à rappeler que « les introvertis ne sont pas des misanthropes », mais qu’ils préfèrent « creuser une conversation en petit comité » que de parler de « choses superficielles ». La psychologue clinicienne leur conseille avant une soirée de se parler de façon encourageante afin « d’étirer leur zone de confort » ou de préparer une excuse pour partir. Autre recommandation : faire de la pédagogie auprès de ses amis sur son introversion. « Souvent, les gens peuvent accueillir ce type d’information, et ça rendra la vie plus facile aux introvertis. Si vous refusez une soirée ou bien partez précipitamment, personne ne vous en voudra », renchérit Emma Scali. Prochain défi, et non des moindres : la fête du Nouvel An. « Ça me stresse déjà, je déteste cette période ! », confie Clémence. Sauve qui peut.
Face au miroir de sa chambre, Margot (tous les prénoms ont été modifiés), 26 ans, souffle un bon coup : « A chaque fois, c’est pareil, je respire en me disant que tout va bien se passer. » Ce soir-là, la Parisienne est anxieuse à l’idée de se rendre à un anniversaire surprise où elle ne connaît personne. « Ce n’est pas que je ne veux pas aller vers les autres, mais ça me demande beaucoup d’efforts. Je dois me préparer à voir mon énergie aspirée », défend celle qui tient ce trait de caractère de sa mère.
La vingtenaire férue d’art passerait ses samedis soir avachie sur son lit, à dessiner des natures mortes, si elle ne se faisait pas violence de temps en temps. Alors qu’elle suit un master de sciences politiques à distance de l’université américaine de Dubaï, Margot ne veut pas s’isoler davantage. « Il faut se dépasser. Etre introvertie et sortir, c’est tout un équilibre : d’un côté, ça requiert une part énorme de préparation mentale, et de l’autre, c’est indispensable afin d’éviter de se renfermer sur soi-même ! » Sauf qu’il y a une règle d’or : Margot doit être prévenue une semaine à l’avance. « Faire la fête n’est jamais spontané ! », lâche-t-elle dans un petit rire.
« Batterie sociale » déchargée
La vie étudiante est généralement marquée par des soirées enfumées en appartement ou des virées en discothèque hasardeuses : un rythme difficile à tenir pour les plus introvertis. « Plutôt que de récupérer de l’énergie avec les autres, comme les extravertis, les introvertis se régénèrent lorsqu’ils sont seuls. Et, quand il y a trop d’informations et de stimuli, comme en soirée, certains se retrouvent vite fatigués », éclaire Emma Scali, psychanalyste. La « batterie sociale », soit le fait de se « décharger » en énergie lors des interactions avec les autres, est d’ailleurs devenue leur emblème sur TikTok. Sous le hashtag #introvert (1,3 million de publications), on voit par exemple une adolescente, visage éclairé par les néons, tétanisée au milieu d’une piste de danse bondée. En commentaire, des centaines d’internautes disent se reconnaître. « Les introvertis ont tendance à s’intéresser à leur propre monde intérieur et n’aiment pas les groupes. Les grosses fêtes ne sont donc pas très drôles de leur point de vue », définit Laurie Hawkes, psychologue clinicienne et psychothérapeute.
Clémence, 23 ans, confirme : « Très souvent, je ne me sens pas à l’aise en soirée ! » Lumières disco, sol poisseux et tubes des années 1980… C’est avec précision qu’elle se souvient d’une fête d’anniversaire, début novembre : « J’étais un peu stressée, car je ne connaissais que deux personnes. Le bar était bruyant et ma technique a été de chercher une personne refuge. » Issue d’une famille d’introvertis, Clémence s’immisce dans un petit groupe d’invités et mitraille ses interlocuteurs de questions. « Petit à petit, les conversations autour de moi formaient un brouhaha désagréable », rembobine l’étudiante en journalisme, originaire de Mayenne. Et lorsque les invités forment un cercle de danse, Clémence craint d’être envoyée au centre. « Pourtant, chez moi, je peux me défouler sur de l’afrobeat pendant des heures ! », ajoute-t-elle. Ce soir-là, la jeune femme quitte la fête d’anniversaire avant minuit. Plombée par un sentiment d’échec. « J’avais l’impression d’être une anomalie et de ne tirer aucune joie de ces événements. A chaque fois, c’est pareil ! »
Clémence s’impose cette vie nocturne pour deux raisons : ne pas « gâcher [ses] amitiés » et rentrer dans le moule. « J’ai longtemps pensé que, en ne répondant plus aux invitations, je n’aurais plus d’amis », admet-elle. Un ressenti qui va de pair avec une injonction à la performance sociale qui est de plus en plus forte, selon Maxime Duviau, sociologue et spécialiste de la jeunesse à l’université de Pau. « Au regard des nombreuses difficultés auxquelles fait face la jeunesse (précarité, difficulté d’accès à l’emploi, questionnements identitaires, etc.), réussir c’est aussi se démarquer en se montrant à des fêtes entouré d’amis. » La jeunesse est une période d’expérimentation, pendant laquelle il est valorisé de tester des nouvelles choses. « Les soirées participent à l’affirmation de soi, car elles sont propices à la rencontre, à la confrontation à l’autre », estime Maxime Duviau. Au risque d’être considéré comme « déviant » quand on éprouve des difficultés en société.
Epuisant psychologiquement
Yun, 19 ans, a parfois honte de ne pas apprécier le « small talk » et la musique à fond. « Il m’est arrivé d’utiliser l’alcool pour me désinhiber. C’était une mauvaise idée et ça n’a pas marché », reconnaît cet étudiant en deuxième année d’histoire de l’art et de breton à l’université de Rennes. Pour se sentir à l’aise, Yun a développé un petit guide de survie lui permettant de souffler entre deux chansons d’Aya Nakamura. « En soirée, je dois m’isoler presque à chaque fois. Je respire vingt minutes aux toilettes avant de reprendre mes esprits. Puis j’y retourne ! », raconte-t-il comme s’il parlait d’aller sur un champ de bataille. L’alternative est de se tapir au fond de la salle, écouteurs sans fil dans les oreilles. « S’il n’y a personne de mon entourage, je ne cherche pas du tout le contact, et ça m’angoisse beaucoup », avoue celui qui planifie toutes ses interactions avant chaque gros événement. Si ces fêtes restent épuisantes psychologiquement pour Yun, pas question de les arrêter : « C’est l’occasion de voir mes amis, et je passe des bons moments. »
Tanguy, 24 ans, voit aussi les fêtes comme un défi. « En soirée, je suis surtout sur mon téléphone, et je reste le plus souvent avec des personnes que je connais », avoue le jeune ingénieur originaire de Touraine. Il n’hésite pas à rentrer plus tôt retrouver son chat s’il en ressent le besoin. Comme lors de son week-end d’intégration, il y a cinq ans. « Je dormais dans ma chambre pendant que les autres faisaient la fête. Vers 1 heure du mat, des deuxième année sont venus toquer à ma porte pour me réveiller. Je les ai envoyés paître ! », assume le vingtenaire. Celui qui sort « grand max » une fois par mois préfère les week-ends en petit comité avec ses « amis geeks ». Alors que la bande revient tout juste d’une convention japonaise à Nantes, Tanguy va consacrer les prochains jours à se recharger. « Je vais cuisiner ou jouer à Long Dark, un jeu de survie qui se passe dans le nord du Canada », dit-il dans un sourire, impatient de se retrouver seul.
Laurie Hawkes tient à rappeler que « les introvertis ne sont pas des misanthropes », mais qu’ils préfèrent « creuser une conversation en petit comité » que de parler de « choses superficielles ». La psychologue clinicienne leur conseille avant une soirée de se parler de façon encourageante afin « d’étirer leur zone de confort » ou de préparer une excuse pour partir. Autre recommandation : faire de la pédagogie auprès de ses amis sur son introversion. « Souvent, les gens peuvent accueillir ce type d’information, et ça rendra la vie plus facile aux introvertis. Si vous refusez une soirée ou bien partez précipitamment, personne ne vous en voudra », renchérit Emma Scali. Prochain défi, et non des moindres : la fête du Nouvel An. « Ça me stresse déjà, je déteste cette période ! », confie Clémence. Sauve qui peut.
Article d'Audrey Parmentier, paru dans Le Monde le 31/12/2024