Livres
Vidéos
Un puits profond Five Corners Hospital Solicitons conseil Liberté
< plus anciens
Wish you were her(e) Les info, pas la météo Tout est sous contrôle Soyez originale C'est p'tet ta mère
plus récents >
RSS
Un garçon diabolique
dimanche 19 février 2012 à 11:10
Un jour, alors qu'il avait sept ans, Thomas passa toute une journée à travailler dans sa chambre pour sculpter un voilier miniature à son père. Il n'avait aucun moyen de savoir que, ce même jour, Peter s'était couvert de gloire au tir à l'arc, sous les yeux du roi. D'habitude, Peter n'était pas un très bon archer - dans ce domaine, au moins, Thomas se montrait bien supérieur à son aîné -, mais, ce jour-là, Peter avait atteint toutes les cibles sous le coup d'une soudaine inspiration. Thomas était un enfant triste, un enfant à l'esprit troublé et, souvent aussi, un enfant malchanceux.

Il avait songé à ce bateau, car parfois, le dimanche après-midi, son père aimait se promener autour de la douve et y faire voguer des maquettes de bateaux. Ces plaisirs tout simples apportaient beaucoup de bonheur au roi, et Thomas n'avait jamais oublié le jour où son père l'avait emmené avec lui, lui tout seul ! A cette époque, Roland avait un conseiller dont la seule tâche consistait à lui apprendre à faire des bateaux de papier et le roi s'était pris d'enthousiasme pour cette activité. Cette après-midi là, une vieille carpe blanchie par les ans sortant des eaux boueuses n'avait fait qu'une bouchée d'un des bateaux. Roland avait éclaté de rire comme un garçonnet et s'était exclamé que c'était encore mieux que les histoires de monstres marins. En disant cela, il avait serré Thomas très fort dans ses bras. Thomas n'oublierait jamais ce jour-là - le soleil éclatant, les fragrances légèrement moisies et humides de la douve, la chaleur des bras de son père, la rugosité de sa barbe.

Un jour, donc, se sentant particulièrement solitaire, il avait songé à fabriquer un voilier pour son père. Ce ne serait pas une œuvre d'art, Thomas le savait, il était presque aussi malhabile avec ses mains que pour se souvenir de ses leçons. Il savait aussi que, s'il le désirait, son père pouvait s'attacher les services des meilleurs artisans, y compris le grand Ellender pratiquement aveugle à l'époque. La grande différence, pensait Thomas, c'était surtout que lui, son fils, aurait passé toute une journée à lui fabriquer un bateau pour sa grande joie du dimanche après-midi.

Thomas resta patiemment assis près de la fenêtre à sculpter son bateau dans un morceau de bois. Il se servit d'un couteau pointu, se piqua un nombre incalculable de fois et se coupa même assez gravement. Pourtant, il continua, que ses mains lui fissent mal ou non. Tout en travaillant, il rêvait au dimanche où lui et son père iraient faire voguer le petit bateau, tous les deux, seuls, car Peter serait parti en promenade avec Poeny ou s'amuserait avec Ben. ET peu importait si la vieille carpe revenait et engloutissait son bateau de bois, car cela ferait rire Roland qui prendrait son fils dans ses bras en disant que c'était encore mieux que les histoires de monstres marins qui avalaient des bateaux anduais tout ronds.

Pourtant, quand il arriva dans les appartements du roi, Peter était là, et Thomas dut attendre près d'une demi-heure, le bateau caché derrière son dos, tandis que son père s'extasiait devant les talents d'archer de son frère. Thomas voyait bien que Peter se sentait mal à l'aise sous ce flot de louanges. Il voyait aussi que Peter avait compris que Thomas voulait parler àleur père et qu'il essayait de le prévenir. Cela n'avait pas d'importance, rien n'avait d'importance. Thomas le détestait de toute façon.

Finalement, Peter fut autorisé à s'échapper. Thomas s'approcha de son père qui le regardait avec une certaine gentillesse à présent que Peter était parti.
- Papa, je t'ai fait quelque chose, dit-il, soudainement timide. Il tenait toujours le bateau derrière son dos et soudain ses mains devinrent toutes moites et collantes.
- Ah oui ? C'est très gentil de ta part, Thommy. C'est vraiment gentil, pas vrai ?
- Très gentil, Messire, dit Flagg qui se trouvait dans les parages. Il avait parlé d'un air détaché, mais il observait attentivement Thomas.
- Qu'est ce que c'est mon garçon ? Montre-moi !
- Je me suis souvenu à quel point tu aimais faire voguer un ou deux bateaux le dimanche après-midi, papa, et... Il avait désespérément envie de dire : Et je voudrais que tu m'emmènes avec toi de temps en temps, alors, je t'ai fait ça...
- ... alors je t'ai fabriqué un bateau... Ca m'a pris toute la journée... je me suis coupé... et... et...
Assis près de la fenètre à sculpter son bateau, Thomas avait préparé un long discours, fort éloquent, qu'il prononcerait devant son père avant de lui présenter en grande pompe le bateau caché derrière son dos. Mais il en avait presque oublié jusqu'au dernier mot, et ce dont il se souvenait lui semblait ridicule.
La gorge affreusement nouée, il présenta le bateau avec sa voile branlante et le donna à Roland. Le roi le retourna dans sa grosse main aux doigts courts. Thomas l'observait, sans s'apercevoir qu'il en oubliait de respirer.
Finalement, Roland leva les yeux.
- C'est très joli, très joli, Thommy. Un canoë, c'est ça ?
- Un voilier.
Tu ne vois donc pas la voile ! avait-il envie de crier. Cela m'a pris une heure rien que pour faire les nœuds, et ce n'est pas ma faute s'il y en a un qui s'est défait et qu'elle vole au vent !
Le roi toucha la voile à demi détachée que Thomas avait découpée dans une taie d'oreiller.
- Ah ! oui... bien sûr, un voilier ! AU début, j'ai cru que c'était un canoë et que c'était la lessive d'une fille d'Oranie qui pendait.
Il jeta un coup d’œil à Flagg qui sourit vaguement sans rien dire. Soudain, Thomas fut pris d'une envie de vomir.
Roland regarda son fils plus sérieusement et lui fit signe d'approcher. Craintivement, espérant le meilleur, Thomas obéit.
- C'est un bon bateau, Thommy. Lourd, comme toi, un peu maladroit, comme toi, mais bon, comme toi. Et si tu veux vraiment me faire un beau cadeau, travaille ton tir à l'arc pour obtenir une médaille comme Peter aujourd'hui.
Thomas avait obtenu une médaille, l'année précédente dans la classe des petits, mais, dans sa joie devant les succès de Peter, son père semblait l'avoir oublié. Thomas ne le lui rappela pas. Il resta planté là, à regarder le bateau dans les les grosses mains de son père. Ses joues et son front avaient pris la couleur des vieilles briques.
- Quand il n'y avait plus que deux garçons en course, Peter et le fils de sire Towson, l'instructeur a déclaré qu'ils devaient reculer de quarante pas. Le fils de Towson a baissé les yeux, mais Peter a reculé jusqu'à la marque et a sorti sa flèche. Quand j'ai vu l'étincelle dans ses yeux, j'aurais juré qu'il avait déjà gagné ! C'est moi qui te le dis ! Dommage que tu n'aies pas vu ça, Thomas ! Dommage ...
Le roi continua, posant le bateau sur lequel Thomas avait travaillé toute la journée sans même lui accorder un second regard. Thomas écouta en souriant mécaniquement, avec cette rougeur stupide qui ne lui quittait plus les joues. Son père ne prendrait jamais la peine d'emporter le bateau qu'il s'était donné tant de mal à fabriquer. Pour quoi faire ? Le bateau était hideux et donnait envie de vomir; d'ailleurs, c'était exactement ce que Thomas ressentait. Peter e aurait sans doute fait un beaucoup plus beau les yeux bandés, et en deux fois moins de temps. De toute façon, leur père le trouverait plus beau !
Une téernité plus tard, Thomas eut le droit de s'en aller.
- Je crois que ce pauvre garçon s'est donné beaucoup de mal, remarqua Flagg, de manière insouciante.
- Oui, je m'en doute, dit Roland. Quelle horreur n'est-ce pas ? On dirait une crotte de chien avec un mouchoir collé dessus.
Et ça ressemble à quelque chose que j'aurais pu faire quand j'avais son âge, pensa Roland intérieurement.
Thomas n'entendait pas les pensées... mais une bizarrerie acoustique lui apporta les mots de Roland au moment où il quittait le grand hall. Soudain, l'horrible pression verdâtre dans son estomac empira. Il se précipita dans sa chambre et alla vomir dans la cuvette.

Le lendemain, alors qu'il se promenait vers les cuisines, Thomas observa un chien estropié qui fouillait dans les poubelles. Il saisit un caillou et le lui lança. La pierre frappa droit au but. Le chien jappa et tomba, gravement blessé. Thomas savait que son frère, bien que de cinq ans son aîné, aurait été incapable d'atteindre une cible cinq fois plus proche, mais c'était une maigre consolation, car Thomas savait que Peter n'aurait jamais lancé de pierre à un pauvre chien affamé, surtout aussi vieux et mal en point que celui-là.
Pendant un instant, Thomas se sentit plein de compassion et il en eut les larmes aux yeux. Mais, sans raison, il repensa aux paroles de son père : On dirait une crotte de chien avec un mouchoir collé dessus. Il ramassa une poignée de cailloux et alla à l'endroit où le chien était allongé sur le flanc, estourbi et saignant d'une oreille. Une partie de lui avait envie de le laisser en paix, ou peut-être de le soigner comme Peter l'avait fait pour Poeny, d'en faire son chien à lui et de l'aimer pour toujours. Mais une autre partie de lui avait envie de faire mal, comme si la souffrance du chien pouvait réduire la sienne. Il se tint au-dessus de l'animal, toujours indécis, quand soudain lui vint une pensée : Et si ce chien, c'était Peter ?
Sa décision était prise. Thomas jeta des pierres jusqu'à ce que le chien mourût. Personne ne le vit, mais si quelqu'un l'avait vu, il ou elle aurait pensé : Voici un bien mauvais garçon... un garçon diabolique. Mais la personne qui n'aurait assisté qu'à ce meurtre cruel n'aurait rien su de ce qui s'était passé la veille, n'aurait pas vu Thomas vomir dans la cuvette et pleurer amèrement. Thomas avait souvent l'esprit embrouillé, c'était un garçon triste et malchanceux, mais j'en reste à ce que j'ai dit, ce n'était pas un mauvais garçon, pas vraiment.
J'ai dit également que personne n'avait assisté au meurtre du chien, mais ce n'était pas tout à fait vrai. Flagg le vit, ce soir-là, dans sa boule de cristal. Il vit tout... et cela lui fit extrêmement plaisir.

Les Yeux du dragon, Stephen King